Les relations entre la Turquie et l’Union européenne traversent une phase durable de crispation. Le dialogue politique est affaibli par des différends profonds sur les droits fondamentaux, la liberté de la presse, le rôle de l’opposition et les interventions militaires menées par Ankara hors de ses frontières. Les discussions d’adhésion sont pratiquement gelées depuis plusieurs années, tandis que les tensions en Méditerranée orientale ont renforcé la méfiance entre la Turquie et plusieurs États membres de l’UE. Ce climat a progressivement conduit certains pays européens à remettre en question leurs partenariats stratégiques avec Ankara, notamment dans le domaine de la défense.
L’Allemagne suspend une livraison majeure après l’arrestation d’Imamoğlu
Le dernier épisode de cette dynamique conflictuelle concerne une décision prise par Berlin à la suite de l’arrestation d’Ekrem İmamoğlu, maire d’Istanbul et principal rival potentiel du président Erdogan. Cette interpellation, sur fond d’accusations de corruption, a été largement dénoncée au sein de l’opposition turque comme une tentative de neutralisation politique. Elle a également suscité des inquiétudes en Allemagne, où plusieurs sources gouvernementales considèrent cet événement comme une atteinte directe à l’intégrité démocratique du pays.
C’est dans ce contexte que le gouvernement allemand sortant a révoqué une autorisation d’exportation portant sur des avions de chasse Eurofighter Typhoon destinés à la Turquie. Cette décision intervient alors que Berlin avait, en octobre dernier, allégé certaines restrictions mises en place en 2017 à la suite des opérations militaires turques en Syrie. La requalification des événements récents comme une « attaque contre la démocratie turque » a suffi à renverser cette posture, montrant que les paramètres politiques internes en Turquie peuvent désormais peser directement sur la coopération militaire avec l’Europe.
L’équilibre stratégique mondial reconfiguré par la politique d’exportation
La suspension de ces ventes intervient à un moment où les grandes puissances s’engagent dans une course au réarmement technologique. Que ce soit en Asie, en Europe ou au Moyen-Orient, les États investissent massivement dans le développement de systèmes d’armes de nouvelle génération. Drones autonomes, missiles hypersoniques, intercepteurs longue portée : la modernisation des arsenaux devient une priorité dans un contexte d’incertitudes géopolitiques accrues. Pour Ankara, l’accès à ces équipements est jugé crucial pour maintenir une certaine autonomie stratégique, dans un environnement régional marqué par des rivalités persistantes.
En coupant l’accès à un vecteur militaire aussi avancé que l’Eurofighter Typhoon, l’Allemagne adresse un signal clair à la Turquie mais aussi à ses partenaires : la stabilité démocratique est redevenue un critère dans l’octroi de licences d’exportation. Ce changement de ligne pourrait peser sur les ambitions turques en matière de projection de puissance, alors même que le pays cherche à se positionner comme un acteur central dans les reconfigurations sécuritaires du Moyen-Orient et de la mer Noire.
Une pression silencieuse dans un vide politique à Berlin
Friedrich Merz, chef de file des chrétiens-démocrates et pressenti pour diriger la prochaine coalition allemande, reste pour l’instant discret sur ces questions de politique étrangère. Ce mutisme prolongé commence à susciter des interrogations au sein des milieux politiques et médiatiques. Certains éditorialistes estiment qu’un tel silence sur des sujets aussi décisifs que les droits humains ou les exportations d’armes laisse place à une incertitude diplomatique, au moment même où les rapports de force évoluent rapidement à l’échelle internationale.
La réévaluation du partenariat militaire avec la Turquie pourrait ainsi devenir l’un des premiers dossiers sensibles auxquels sera confrontée la future équipe dirigeante allemande. Entre les impératifs commerciaux, les engagements éthiques et les priorités stratégiques, Berlin devra définir une ligne claire, susceptible d’influencer plus largement la politique européenne vis-à-vis d’Ankara.