[Cette adaptation d’une enquête du site d’information colombien La Silla Vacía est publiée avec son autorisation.]
« Votre article, vous pouvez l’appeler ‘Ils se sont échappés de l’enfer’. » Notre interlocuteur est un ancien soldat colombien qui témoigne en visio, la qualité de l’appel est inégale. À ses côtés, un autre vétéran avec qui il a combattu pendant quatre mois au Soudan. Tous deux s’étaient engagés comme mercenaires et sont rentrés il y a quelques semaines seulement en Colombie.
Ils faisaient partie d’un bataillon appelé les Loups du désert – un nom de code utilisé pour désigner quatre compagnies composées exclusivement de militaires colombiens à la retraite. Ils ont été envoyés au Soudan pour se battre aux côtés des Forces de soutien rapide (FSR), le groupe paramilitaire dirigé par Mohamed Hamdane Daglo, dit Hemetti, qui affronte les forces pro-gouvernementales du général Abdel Fattah al-Burhane depuis 2023.
300 anciens soldats colombiens ont rejoint les FSR depuis l’année dernière
Selon les informations de La Silla Vacía, près de 300 anciens soldats colombiens ont rejoint les FSR depuis l’année dernière. Beaucoup d’entre eux ont été piégés, appâtés par la promesse d’un bon salaire et convaincus qu’ils seraient affectés à la surveillance de sites de forage pétrolier. La guerre dans laquelle ils ont été précipités a déjà fait plusieurs dizaines de milliers de morts et 12 millions de déplacés.
Le réseau qui les a recrutés est dirigé par Álvaro Quijano, un ancien colonel de l’armée colombienne. Il opère en partenariat avec Global Security Service Group (GSSG), une société de sécurité privée basée aux Émirats arabes unis – Abou Dhabi comptant parmi les soutiens privilégiés du général Hemetti.
Attablé dans une boulangerie de Bogota devant une tasse de chocolat chaud, un autre de ces hommes rentré récemment se souvient de la façon dont tout a commencé. « Je suis arrivé au Soudan avec 120 ou 150 autres personnes. Nous étions une compagnie complète. Nous avons atterri à la fin de l’année 2024 », raconte-t-il. Cet homme a demandé à se faire appeler Héctor. Ce n’est pas son vrai nom mais il craint d’être tué si sa véritable identité venait à être révélée. Il est l’un des quatre mercenaires qui ont accepté de témoigner pour La Silla Vacía.
Ils nous ont dit que personne ne quitterait la Libye. Que le seul moyen de rentrer au pays était de commencer par aller au Soudan.
D’après Héctor, environ 80 de ses compagnons ont réussi à rentrer au pays. Mais deux autres compagnies sont arrivées au Soudan depuis décembre. Il estime qu’entre 350 et 380 Colombiens y sont actuellement déployés. La Silla Vacía a obtenu des documents classifiés et des images géolocalisées prouvant leur degré d’implication, en particulier dans ce qui est à ce jour l’un des épisodes les plus sanglants du conflit : la bataille pour El-Fasher, au Darfour-Nord.
Dans cette ville assiégée depuis des mois par les FSR, la situation humanitaire est catastrophique. En juin 2024, les Nations unies ont adopté une résolution demandant aux forces de Hemetti de lever leur siège. La première compagnie de Colombiens a atteint El-Fasher en novembre dernier. « Les combats se sont déroulés rue par rue. Vous avez déjà joué à Call of Duty ? C’est pareil », lâche Héctor.
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Depuis Benghazi, une traversée du Sahara en camionnette
Lui a fait partie de la première vague de Colombiens qui ont été envoyés au Soudan. Il explique avoir signé un accord de confidentialité avec GSSG. Le contrat qui lui a été proposé promettait un travail de sécurité sédentaire dans des installations pétrolières au Moyen-Orient ou en Afrique. Le Soudan n’était pas mentionné.
Son passeport indique qu’il s’est envolé d’Abou Dhabi pour Benghazi, en Libye. Là, des hommes qu’il a identifiés comme étant des soldats libyens ont pris tous ses papiers d’identité. « Ils nous ont dit que personne ne quitterait la Libye. Que le seul moyen de rentrer au pays était de commencer par aller au Soudan. »
Héctor et ses compagnons ont été enfermés dans des casernes pendant plusieurs semaines. Puis une partie du groupe a été entassée dans des camionnettes. Leur convoi a traversé le Sahara, longeant la frontière entre le Tchad et le Soudan. « De la Libye au Tchad, nous avons été confiés à des sortes de bandits, raconte Héctor. Nous étions alors armés. Quelque part à la frontière entre la Libye, le Tchad et le Soudan, nous sommes tombés dans une embuscade. Les hommes qui nous accompagnaient connaissaient la marche à suivre. Ils nous ont crié : Avancez, avancez ! Ennemi ! »
Tous phares éteints mais équipées de mitrailleuses calibre 50, les camionnettes ont filé à travers les dunes. Dans la confusion, un véhicule en a percuté un autre. Le caporal Christian Lombana a eu la jambe écrasée dans l’accident. Sa carte d’identité, son passeport et même sa carte de bus de Bogota seront retrouvés par une milice soudanaise pro-gouvernementale. Ces documents ont été mis en ligne, comme une preuve irréfutable de l’implication des Colombiens. Selon des témoins, Lombana a ensuite été transporté par avion aux Émirats arabes unis, où il a subi plusieurs interventions chirurgicales pour sauver sa jambe. Les mercenaires avec lesquels La Silla Vacía a échangé pensent avoir été dénoncés : ils soupçonnent des responsables libyens d’avoir révélé leur position à des milices soudanaises pro-gouvernementales.
Des corps jamais rendus à leur famille
Une fois arrivés à la frontière tchadienne, ils ont reçu de nouveaux ordres du colonel Quijano, l’homme qui dirige l’opération depuis Dubaï : aller à la rencontre des hommes de Hemetti. « Nous venions de traverser le Soudan et avions parcouru environ 600 mètres lorsque plus de 40 camions sont arrivés vers nous, tous armés de calibres 50. Nous avons demandé au chauffeur si c’était des ennemis, mais c’était les FSR. Plus tard, nous avons pris la route d’El-Fasher. »
Les Colombiens ont atteint la périphérie de la ville à la fin de l’année 2024. D’autres de leurs compatriotes étaient déjà sur place, dont des opérateurs de drones. Parmi eux se trouvaient les premières victimes colombiennes confirmées : trois hommes tués par une bombe. En dépit des efforts déployés par Bogota, leurs corps n’ont pas été rendus à leurs familles.
Fin novembre, l’armée soudanaise a affirmé avoir tué d’autres Colombiens. « Quatre Émiratis et 22 mercenaires colombiens ont été tués par des drones suicides », a-t-elle fait savoir dans un communiqué. Nos interlocuteurs colombiens affirment que c’est faux. Selon leurs sources, les hommes tués étaient des mercenaires russes déployés par Africa Corps.
Nous avons repoussé [les troupes gouvernementales] à l’aide de mortiers, de drones et grâce à de nombreux tireurs d’élite. Nous avons éliminé beaucoup d’hommes.
Héctor assure lui aussi que seuls trois Colombiens sont morts jusqu’à présent – tous en octobre dernier. Mais beaucoup ont été blessés – par des frappes de drones, lors d’échanges de tirs ou par des éclats de bombes larguées par des avions de chasse soudanais.
Si le colonel Quijano dirige l’opération depuis Dubaï, le commandement sur le terrain revient à deux autres officiers colombiens à la retraite : le commandant du bataillon s’appelle Iván Darío Castillo Rodríguez et son adjoint est John Jairo Mondol Duque. Ce dernier est arrivé au Soudan en même temps qu’Héctor, c’est lui qui a dirigé les opérations à El-Fasher.
Cette guerre, ce n’était pas ce qu’on leur avait promis
« Nous avons repoussé [les troupes gouvernementales] à l’aide de mortiers, de drones et grâce à de nombreux tireurs d’élite. Nous avons éliminé beaucoup d’hommes », explique un ancien soldat formé dans des unités d’élite en Colombie. « Des enfants de 10 et 11 ans ont combattu [pour les FSR] », ajoute Héctor en montrant la vidéo d’un jeune Soudanais blessé par un drone.
Héctor et les trois autres personnes qui ont accepté de parler à La Silla Vacía racontent avoir demandé à être renvoyés chez eux peu après leur arrivée au Soudan. Cette guerre, ce n’était pas ce qu’on leur avait promis. Et A4SI – une autre entreprise impliquée aux côtés de GSSG – ne leur a jamais versé les polices d’assurance-vie promises, ni la prime de 5 000 dollars qui devait leur être payée tous les deux mois.
Héctor et ses compagnons sont parvenus à quitter le Soudan, mais de nouveaux mercenaires continuent d’arriver. Depuis que La Silla Vacía a révélé l’opération, A4SI et GSSG ont réorganisé les filières de recrutement. Nyala, la capitale de l’État du Darfour du Sud, est devenue centrale : base arrière des FSR, elle est le point de départ pour El-Fasher. Le mois dernier, l’agence de presse Reuters a publié des images satellite de Maxar, une société de renseignement, qui montrent qu’en janvier et février, les FSR y ont construit trois hangars le long de la piste d’atterrissage de l’aéroport. Des drones de reconnaissance ont été repérés sur le site.
C’est désormais par Nyala que transitent les mercenaires colombiens, par là aussi qu’arrivent et repartent les Loups du désert. « Avant, il fallait passer par la Libye pour entrer au Soudan, confirme l’un des combattants qui a réussi à revenir à Bogota. Mais aujourd’hui, tout a changé. » À l’en croire, le nouvel itinéraire part de Madrid, en Espagne. De là, les mercenaires s’envolent pour l’Éthiopie. Ils se rendent ensuite à Bosaso, en Somalie, avant d’embarquer pour N’Djamena, la capitale du Tchad. Puis direction Nyala.
« Nous sommes arrivés à Nyala depuis le Tchad, confirme l’un de nos interlocuteurs. Le vol entre N’Djamena et le Soudan dure environ deux heures. Nous avons atterri avec nos armes. » Une fois sur place, certains des Colombiens contribuent à former les combattants des FSR, dont beaucoup opèrent avec peu de discipline ou de structure.
Héctor et d’autres membres de son unité sont également passés par Nyala sur le chemin du retour. « Nous étions à la périphérie d’El-Fasher. Il y a environ trois heures de route jusqu’à Nyala. Mais pour rester en sécurité, nous avons fait un long détour – cela nous a pris neuf heures. On ne sait jamais si l’armée soudanaise va nous tendre une embuscade », explique-t-il. Une fois à Nyala, ils ont remis leurs armes et sont montés à bord d’un avion. Le passeport d’Héctor porte deux tampons : celui des Émirats arabes unis et celui de la Somalie.
Les Émirats ont renforcé leur emprise sur Bosaso ces dernières années, en investissant massivement dans les infrastructures portuaires. Ils ont également apporté un soutien militaire à la Somalie et les Colombiens de retour au pays affirment être passés par une base émiratie.
« Instructeurs ? Au milieu d’une putain de guerre ? »
« J’y suis allé parce que je voulais améliorer ma vie, explique Héctor. L’offre était de 2 600 dollars par mois. Mais une fois que vous êtes engagé, ils vous envoient au combat. J’ai été piégé et j’ai été envoyé faire la guerre. » Toutes les personnes interrogées racontent avoir été appâtées par des promesses d’argent, et avoir été trompés sur le but et la destination véritables de leur mission. Beaucoup ont déclaré avoir été sous-payés, voire pas payés du tout.
Le mercenariat doit être interdit.
« Lorsque je suis arrivé au Soudan la première fois, un colonel m’a dit de ne pas croire ce que disaient les journaux », témoigne un ancien mercenaire. Un autre regrette qu’on « continue à mentir aux nouvelles recrues : on leur dit qu’ils seront instructeurs. Instructeurs ? Au milieu d’une putain de guerre ? »
En Colombie, la plupart des soldats prennent leur retraite vers l’âge de 40 ans. Bien entraînés, aguerris par des années de lutte contre la guérilla, ils ont des profils attractifs pour les entreprises militaires privées, en particulier dans des zones de guerre comme l’Ukraine ou le Soudan.
« Le mercenariat doit être interdit », a déclaré le président Gustavo Petro en novembre 2024, après les premières révélations sur la présence de combattants colombiens au Soudan. Il a chargé le ministère des Affaires étrangères de trouver un moyen de ramener ces hommes au pays. Un projet de loi a été présenté dans ce sens aux parlementaires colombiens, il est actuellement en seconde lecture devant le Sénat. Mais sur le terrain, rien n’a vraiment changé : le flux de mercenaires ne s’est pas tari et le nombre d’hommes déployés en Ukraine a même augmenté. Quant aux corps des trois hommes tués en octobre au Soudan, ils n’ont jamais été rapatriés.